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La traduction française du Elāhi-nāme d’Attār par Fuad Rouhani au regard des critères bermaniens | |||||
Revue des Études de la Langue Française | |||||
مقاله 6، دوره 11، شماره 1 - شماره پیاپی 20، مهر 2019، صفحه 51-64 اصل مقاله (620.28 K) | |||||
نوع مقاله: Original Article | |||||
شناسه دیجیتال (DOI): 10.22108/relf.2019.114283.1069 | |||||
نویسندگان | |||||
Farideh Alavi* ؛ Arefeh Nessa Hosseini Hejazi | |||||
Département de langue et littérature françaises, Faculté des langues et littératures étrangères, Université de Téhéran, Téhéran, Iran | |||||
چکیده | |||||
Cet article se penche sur l’analyse de la traduction de l’Elāhi-nāme du poète mystique Attār Neys͂ābūri par Fuad Rouhani, sous le titre de: Le livre divin. Nous nous proposons de voir si cette traduction remplit son rôle de «vecteur culturel» et de point d’échange «entre l’autre-soi et le soi-soi», d’autant plus que le traducteur est un érudit littéraire iranien, qui traduit de sa propre langue vers une langue secondaire. Il s’agit également de voir le degré de succès dans la transposition du contenu didactique de l’ouvrage source. Cette traduction est étudiée dans une perspective bermanienne au regard de la traductologie moderne, secondée d’une analyse de la traduction au regard des procédés de la traduction technique - emprunt lexical, calque, traduction littérale, transposition, chassé-croisé, étoffement, modulation, équivalence et adaptation. La démarche du traducteur quant à la dimension poétique du texte est ensuite analysée. | |||||
کلیدواژهها | |||||
Le Livre divin؛ Attār؛ Fuad Rouhani؛ traduction poétique؛ perspective bermanienne | |||||
اصل مقاله | |||||
Introduction L’Elāhi-nāme d’Attār Neys͂ābūri, poète mystique des XIIe et XIIIe siècles, est un ouvrage de la poésie mystique persane dans sa première période, une période encore marquée par le style khorāsāni, simple et imagé, où le contenu est plus important que le contenant ou la forme, autant que par le style arāqi, de registre lyrique et à la forme équilibrée par un usage certes important des tropes, mais sans surcharge. Attār étant un maître soufi, sa poésie s’intéresse au message didactique à transmettre, - bien qu’elle soit remarquable sur le plan formel aussi –. C’est une caractéristique que l’on rencontre dans la majorité des textes mystiques où les auteurs montrent nettement plus d’attention à la transmission de l’enseignement soufi qu’à la forme poétique, l’exemple le plus marquant de ces auteurs étant Mowlavi, qui disait explicitement son dédain de la métrique poétique. Cependant, Attār ne dédaigne pas la forme poétique, qui est dans son œuvre, soignée et travaillée mais sans exagération. Son style est celui du khorāsāni du milieu, précédant le style arāqi, bien que la thématique soufie change notablement les cadres de la définition de ce style, marqué par une adresse aux sens et un épicurisme primitif. L’Elāhi-nāme lui-même est un ouvrage considéré comme moins connu qu’il ne le devrait. Les raisons en sont diverses, depuis son titre qui suggère un livre «théorique» sur la foi ou son homonymie avec l’ouvrage de Khāg͂e Abdollāh Ansāri [1], en prose. Cet ouvrage est un ensemble de courts récits mystiques, enchâssés dans les récits enchâssant de fils de roi dont chacun demande une question en apparence anodine, mais en réalité théosophique sur le monde, à leur père. Chaque chapitre est ainsi un chant, composé pour introduction du méta-récit, lequel est illustré par les courts récits mystiques, où Attār met en scène notamment les grands noms du soufisme. Nous avons choisi dans cet article d’étudier la traduction française de cet ouvrage par Fuad Rouhani, sous le titre de Le livre divin. Nous précisons également que la version persane a été publiée par ce même traducteur, qui est une comparaison – non critique tel que F. Rouhani le précise – des cinq importants manuscrits de l’Elâhi-Nâmeh. Dans cet article, nous examinerons la traduction de deux des récits du Livre divin. Puisque les choix du traducteur reflètent son interprétation du texte original, nous nous proposons de voir si cette traduction remplit finalement son rôle de vecteur culturel et de point d’échange entre l’autre-soi et le soi-soi, notamment au regard du fait que le traducteur est un érudit littéraire iranien, qui traduit de sa propre langue vers une langue secondaire. La perspective de traduction de l’Elāhi-nāme pour l’érudit traducteur Les premières traductions de Attar sont apparues en France au XIXe siècle effectuées par Silvestre de Sacy en 1819 et Garcin de Tassy en 1863. Au XXe siècle, Manijeh Nouri (2002), Leili Anvar (2014) se sont passionnées pour traduire Manṭiq al-ṭayr en français. En 1961, Fuad Rouhani traduit Elāhi-nāme :livre d’enseignement soufi, mais qui reste avant tout une œuvre littéraire importante de la poésie classique persane. Pour F. Rouhani, correcteur et traducteur, le style de cet ouvrage est celui d’un chef-d’œuvre: L’Elāhi-nāme est conçu dans le style habituel de la poésie narrative; on y trouve, rarement, des rimes faibles, et assez souvent des concessions au goût de l’époque, telles que des redites et des formules stéréotypées décrivant la beauté du corps. Ceci dit, le style est celui d’un chef-d’œuvre. (Rouhani, 1961 :31) Ainsi, il n’existe pas de doute, du point de vue du traducteur, qu’il s’agit d’un texte poétique. Comment un texte poétique doit-il être traduit ? La traduction doit-elle tenir en compte la dimension formelle de l’œuvre ou simplement transmettre, dans ce cas précis, l’enseignement mystique que l’œuvre implique? Aussi, s’agit-il de «traduire» le texte poétique ou de l’adapter, tel que l’a fait par exemple un Edward Fitzgerald avec la poésie de Khayyâm? Le traducteur doit-il se focaliser sur la dimension formelle, en essayant de la rendre dans la langue cible ou sur la dimension sémantique et culturel du texte, en simplifiant la traduction ? Qu’en est-il aujourd’hui de la situation de la traduction poétique? Pour Edward Fitzgerald, il s’agit dans le cas d’œuvres de ce type «d’assurer la pérennité de l’œuvre, même si la ressemblance avec l’original doit en pâtir.» (Guidère, 2010 :25)C’est pourquoi ce dernier, bien que considéré comme un traducteur de Khayyâm, a en réalité adapté ses poèmes, en leur évitant de passer l’« preuve de l’étranger» tel que l’entend Antoine Berman. Et cette question constamment posée: «Tout au long de l’histoire, la manière de traduire a été dictée en fonction de deux pôles conflictuels: le premier opposant la traduction littérale, donc fidèle, à la traduction libre ou aux «belles infidèles»; et le second, la primauté du fond sur celle de la forme.» (Larose, cité in Guidère, 2010: 30) est toujours à l’ordre du jour. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’influence de la linguistique permet de systématiser dans une certaine mesure les procédés de traduction, bien que l’étendue de cette influence soit débattue et qu’elle aussi, finalement, s’inscrit dans la grande lignée de la question «du fond ou de la forme?». Dans La traduction et la lette ou l’auberge du lointain, Antoine Berman montre, à travers les «tendances déformantes», que la traduction est fréquemment établie, en Occident – l’Allemagne romantique et classique en particulier – comme traduction du sens, et les textes traduits sont modifiés selon une vision de correction et d’acceptation dans la culture cible. Il procède alors à une critique de l’ethnocentrisme, l’hypertextualité et la scission platonicienne entre la lettre et le sens, considérés comme caractéristiques de ce modèle. (Berman, 1999: 77-78) De ce fait, Berman propose une visée éthique, poétique et pensante de la traduction et constate que la mauvaise traduction est celle «qui, généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’œuvre étrangère.» (Berman, 2007: 17) Cependant, étant donné que la traductologie influencée par la linguistique a ouvert de nouvelles perspectives, on peut se joindre à Georges Mounin pour débattre dans cet article du degré de «communication» qui passe à travers la traduction de F. Rouhani: «Au lieu de dire, comme les anciens praticiens de la traduction, que la traduction est toujours possible ou toujours impossible, toujours totale ou toujours incomplète, la linguistique contemporaine aboutit à définir la traduction comme une opération, relative dans son succès, variable dans les niveaux de la communication qu’elle atteint». (Mounin, 1963: 278) Nous allons voir que la traduction choisie pour cet article s’inscrit dans une démarche de traduction tout à fait classique, et que le traducteur choisit une traduction littérale et érudite, en donnant la primauté au fond sur la forme, mais que finalement sa traduction hybride, littérale et érudite, étant trop focalisée sur le texte source, ne permet pas un degré élevé de communication. A la première lecture, pour un lecteur persanophone bilingue, la traduction de l’Elâhi – Nâmeh, dont il est question dans cet article, paraît remarquablement précise et détaillée, autrement dit une traduction qui rend au plus près du sens l’original persan, en perdant le moins possible de l’enseignement mystique dont il est infus. Cependant, une étude plus approfondie de cette traduction incite à nuancer un jugement tout d’abord enthousiaste. Effectivement, tel que nous allons le voir, la traduction érudite dont fait preuve F. Rouhani mène à un manquement et au sens et à la forme dans la version française. Nous pourrions cependant ajouter que cette traduction préserve entièrement l’«exotisme» du texte source, autrement dit qu’elle répond à l’attente d’Antoine Berman, pour qui une traduction doit toujours garder sa part de confrontation à l’Autre-soi. Rappelant les propos de F. Rosenzweig qui considérait que «traduire, c’est servir deux maîtres.» Berman explique «le drame du traducteur»: «Il s’agit de servir l’œuvre, l’auteur, la langue étrangère (premier maître), et de servir le public et la langue propre (second maître).» (Berman, 2007: 15). Il fait ensuite allusion à Friedrich Schleiermacher pour qui, il n’existe que «deux méthodes fondamentales de traduction véritable: amener l’auteur au lecteur ou bien conduire le lecteur vers l’auteur.» (cité in Guidère, op.cit., 25). Appuyant sur l’explication de Schleiermacher, nous constatons que F. Rouhani, traducteur de ce recueil poétique, tire le lecteur de force vers l’auteur, soufi mystique du XIIe siècle, dont le langage poétique naturellement ancien de neuf siècles nécessite doublement une traduction interprétative, en ce qu’il charrie un enseignement mystique. Triplement même, puisque Attār était fin connaisseur des sciences de son temps et qu’il se sert, bien que dans un langage simple, des notions «scientifiques» et théologiques. Encore plus, l’enseignement soufi d’Attār se fait par le moyen de la mise en scène de maîtres soufis, penseurs, philosophes, prophètes - de la tradition musulmane sunnite - supposés connus. Est-ce que la traduction de F. Rouhani a pu transmettre cette dimension «d’enseignement»? Nous allons voir que la traduction donnée par F. Rouhani est littéralement précise et attentive. Elle est d’ailleurs le résultat d’un travail érudit qui a porté à la mise en publication d’une version quasi-critique de l’ouvrage original en persan et la traduction étudiée est celle de cette version aujourd’hui généralement utilisée.
Voici les deux extraits choisis مقاله ششم: 2- حکایت جوان و زخم سنگ منجنیق (عطار، 1359: 83) Traduit par. Sixième chant: 2. Le jeune homme blessé à mort (Attar, op.cit., 145):
Le deuxième extrait choisi est: مقاله هفتم: 3- حکایت ترسا بایزید (عطار، همان،92) Traduit par: Septième chant: 3. L’adorateur du feu et Bayazide (Attar, op.cit., 216):
Survalorisation du fond à défaut de la forme poétique comme stratégie interprétative La traduction donnée par F. Rouhani est nettement focalisée sur le texte source. Autrement dit, ce dernier tente de rendre le texte source tel qu’il est, avec le minimum de changements linguistiques possibles dans la langue cible, qui est le français. L’attention est portée sur une translation littérale et mot à mot du texte source, où il ne s’agit finalement que d’utiliser le champ sémantique aussi exactement que possible équivalent du champ sémantique du texte source, tout en respectant les spécificités de la syntaxe française. Ainsi, le traducteur a donc privilégié une lecture proprement littérale du texte source, sans tenter d’également rendre une traduction respectueuse de la forme poétique du texte source. Il s’agit là d’une démarche délibérée puisque le traducteur est également l’un des importants correcteurs du texte en langue originale et qu’il est au fait de ses subtilités. Il décrit ainsi le texte source: «Ceci dit, le style est celui d’un chef-d’œuvre. A notre point de vue, le plus grand mérite de cet ouvrage réside dans le fait que l’auteur y exprime des pensées difficiles et subtiles avec une clarté et une simplicité étonnante. Ici, comme ailleurs dans son œuvre, il n’y a pas de place pour les raisonnements compliqués, pour les raffinements de l’abstraction et du pur conceptualisme.» (Ibid., 33) Comme on le voit, l’intérêt du traducteur est centré sur le fond du texte: « [...] l’auteur y exprime des pensées difficiles et subtiles avec une clarté et une simplicité étonnante.»Il voit dans ce texte ce qui fait son contenu et point tant sa forme, qui fait l’objet d’un rapide jugement stylistique. Ainsi donc, la dimension proprement poétique du texte, c’est à dire sa dimension formelle, est explicitement ignorée au profit de la translation de son contenu. Cette traduction se base sur une démarche pédagogique et érudite en tentant de rendre dans une autre langue (une langue Autre) et au plus près du texte original, un enseignement soufi et mystique. D’ailleurs, la traduction utilisée dans cet article appartient à la collection «Spiritualités vivantes» et a été préfacée par Louis Massignon, iranologue et islamologue. On voit donc que la traduction a été faite dans l’optique du contenu et en ignorant plus ou moins la dimension poétique. On pourrait dire qu’il s’agit d’une traduction quasi-scientifique ou technique, dans la mesure où seule la translation du contenu est visée. Le traducteur exprime sa démarche de traduction en ces termes: En entreprenant la traduction de l’Elâhi-Nâmeh, nous nous sommes imposés deux règles: rester absolument fidèle au sens et à l’esprit du texte, et respecter la lettre dans toute la mesure permise par les exigences de la langue française. (Idem) «Rester absolument fidèle au sens et à l’esprit du texte», dans ces mots, le traducteur exprime entièrement sa démarche, ceci dit des questions peuvent être posées quant au côté technique de cette traduction: Que signifie «l’esprit du texte»? S’agit-il de traduire en français les notions soufies? Ou alors le souffle poétique qui anime le texte original? Plus spécifiquement, quelle méthodologie technique est mise en œuvre dans la traduction de cet ouvrage? En réponse, nous allons voir que le traducteur reste entièrement focalisé sur la reproduction française quasi mot à mot du texte source, dans une démarche classique qui, bien qu’étant érudite dans sa connaissance du texte persan, demeure approximative dans la langue cible. Cette démarche conduit à un double résultat: le rendu littéral d’un texte fidèle, et l’appauvrissement et du fond et de la forme du texte source. Aujourd’hui, grâce aux efforts faits dans le développement des études de traductologie, dans la théorie et la pratique, la traduction des textes littéraires est comprise désormais pour une grande mesure comme le rendu d’une œuvre d’art par une autre œuvre d’art où le traducteur, tout en s’effaçant, refait en interprète, l’acte d’écriture. D’après Michel Morel: L’essentiel, pour le lecteur du texte traduit, c’est que le complexe ensemble de jugements propres à l’acte énonciatif source et déclenchés par lui soit transféré vers le texte cible avec un minimum de déformation. Cet ensemble est exprimé de façon unitaire dans le rapport ou contrat générique qui est la composante cruciale du texte, celle qui décide de la nature fondamentale du sens. L’essentiel est donc que le lecteur puisse retrouver cette dimension constitutive dans son absente présence originelle: dimension absente, puisque l’efficace du genre est voilée par le texte, la réussite de l’écriture étant de paraître l’intégrer aux nécessités de la langue elle-même pour la naturaliser à nos yeux; dimension omniprésente, puisque sans elle, sans son cadrage latent, nous ne pourrions pas situer et reconnaître l’acte d’écriture dans sa spécificité irréductible. (Morel, 1995: 22) Dans cet article, nous nous plaçons également au niveau de la langue cible pour voir dans quelle mesure comparativement, les nécessités d’une transmission et de la forme et du sens, «l’acte d’écriture» ont été respectées. La démarche du traducteur quant à la dimension poétique du texte D’après le traducteur, la translation fidèle du texte persan n’a pas posé de problèmes majeurs, «les deux langues étant assez près l’une de l’autre dans leurs tours d’expression.» (Attar, op. cit., 33)En aucun passage de la préface, l’importance d’une traduction poétique n’est citée. Cependant, F. Rouhani précise qu’il a éventuellement été confronté à des problèmes quant à la dimension formelle du texte source : «Une difficulté plus sérieuse surgit lorsqu’Attar emploie des jeux de mots. Parfois ceux-ci se prolongent sur plusieurs vers où certains mots sont employés dans deux sens: l’un s’accordant avec le thème du passage, et l’autre reliant les mots entre eux dans une connotation commune, mais sans aucun rapport avec le thème. […] Nous avons renoncé à faire ressortir par un tour de force le sens secondaire (souligné par nous) des mots, ou même à le signaler, sauf lorsque ce sens ajoutait quelque chose à la signification du passage. Une autre difficulté est celle des redites. Il était coutumier à l’époque de faire preuve de virtuosité en répétant le même mot un grand nombre de fois.» (Idem) Ainsi, le côté formel du texte source en tant que texte poétique est mis de côté, sans que le traducteur tente d’y trouver une équivalence en langue cible. L’exemple en est notamment ce qu’il dit du «sens secondaire» des mots, qui joue un rôle fondamental en poésie persane, mais qui est ici délibérément ignoré, au profit du sens: «Notre objectif a été dans l’ensemble de rendre dans un langage simple et clair le sens principal du texte, et dans la mesure du possible ses harmoniques.» (Idem) Non seulement le sens secondaire est mis de côté, mais l’ensemble des techniques métaphoriques et métonymiques et des procédés stylistiques courantes de la poésie persane, qui sont utilisés avec mesure par Attār dans cet ouvrage sont ici rangées sous le titre de «jeux de mots». Au vu de la dernière partie de cette citation, on voit que F. Rouhani n’est pas entièrement indifférent à la dimension formelle, puisqu’il souhaite avoir réussi à rendre «les harmoniques» de la poésie d’Attār. Cependant, il n’en reste pas moins qu’il a été question pour lui de «rendre dans un langage simple et clair le sens principal du texte». Quant aux notions culturelles dont le texte persan est imprégné, le traducteur les explique avec des notes explicatives: «Il y a bien entendu de nombreuses allusions à des textes religieux ainsi que des images et des suggestions qui ne sont pas familières au lecteur occidental. Nous avons essayé de les rendre intelligibles par des notes explicatives.» (Idem)Cependant, on pourrait se poser accessoirement la question de la pertinence de ces explications pour un lecteur francophone, étant donné leur côté technique et érudit, puisqu’elles sont prioritairement rédigées pour un lecteur persanophone, déjà imprégné de nombreuses notions littéraires, religieuses et culturelles qui ne nécessitent plus d’explications, alors qu’un lecteur francophone demanderait sans doute des explications plus basiques et fondamentales pour comprendre parfois le sens de simples clichés. En effet, comme l’explique Ruth Amossy: «il faut voir non seulement si l’équivalent proposé est similaire dans ses significations et ses présuppositions, s’il appartient au même niveau de langue, mais aussi s’il en appelle au même système de références et de valeurs.» (Amossy, 2001: 20) Le XXe siècle, notamment avec l’apparition de la science linguistique, a vu la traduction prendre, du moins pour certains théoriciens de la traduction[2], la place d’une véritable science, qu’on a tenté de formaliser en mettant en place la notion de «procédés de traduction» de la même façon qu’en linguistique, dans une démarche qui se veut littéralement systématique. Quelques procédés ont été tout particulièrement dégagés dans le cadre de la systématisation de l’«art» de la traduction et il est intéressant d’étudier la traduction érudite de l’Elāhi-nāme dans le cadre d’une approche strictement «professionnelle» et technique de la traduction. Autrement dit, une approche dans laquelle le produit final joue un rôle aussi important que le texte source. Une telle approche montre à quel point le texte final, bien qu’érudit, est une « traduction » qui ne se préoccupe guère de son lectorat francophone. L’emprunt lexical: L’emprunt lexical consiste à utiliser le même terme dans la langue cible. Etant donné qu’il s’agit dans cette traduction de deux langues aux scripts différents, l’emprunt lexical du persan au français se fait sur la base d’une pseudo-translittération. Exemple: یکی ترسا میان بسته به زنار/ به پیش بایزید آمد زبازار Un adorateur du feu, portant autour de la taille le Zonnar des infidèles, se rendit au marché jusque chez Bayazide. Le mot «zonnar» est ici directement emprunté au lexique persan et posé tel quel en langue française. Quelques remarques sont à faire cependant: même pour le lecteur iranien contemporain, le mot «zonnar» est un mot inconnu à moins de connaître les lettres et le lectorat courant ignore que ce mot fait référence à la ceinture autrefois portée par les chrétiens qui les rendaient distincts. Et le lecteur francophone connaît encore moins le sens de ce mot. Par extension, ce mot a aussi désigné la ceinture «kosti» portée par les zoroastriens. Ainsi, en littérature, «celui qui porte un zonnar» est un non-musulman, celui qui commence à le porter est un musulman ayant perdu la foi et la Voie, et «déchirer son zonnar» signifie «se convertir à la foi musulmane». Dans la suite du poème, une métaphore filée, basée sur les clichés idiomatiques du mot «zonnar» et de ses significations et implications religieuses – n’oublions pas que ce texte poétique s’articule autour d’un enseignement musulman soufi –, continue tout au long du récit. Pourtant, le traducteur n’a aucunement précisé le sens du mot, ni les implications de «l’habillement en zonnar». Selon Aştirbei «traduire, c’est faire entendre l’originalité d’une voix, et surtout traduire un texte poétique, c’est mettre en circulation les métaphores sur lesquelles le texte est fondé» (Aştirbei, 2010: 70). Or, nous constatons que F. Rouhani a inséré le mot «zonnar» directement en français en tant qu’emprunt lexical – que certains ne considèrent pas comme un procédé de traduction, justement étant donné que le mot s’insère au lexique – sans qu’il ne soit expliqué, au lieu d’une restitution de sens, nous avons affaire à une perte de sens, littéral, mais aussi au niveau de la traduction des métaphores et des clichés. Le calque: Etant donné que le texte source est un texte mystique, écrit dans le langage soufi du XIIe siècle persan, il faut, pour trouver éventuellement des calques, se référer au français contemporain de la même période des textes mystiques chrétiens et retrouver les équivalents en termes de mystique chrétienne. Etant donné la traduction mot-à-mot de ce texte, il n’y a donc pas, dans les exemples choisis, des calques au sens linguistique moderne du terme. La traduction littérale: La traduction littérale est en même temps mot-à-mot mais aussi doit conclure à un texte à la fois correct et idiomatique (Cf. Vinay et Darbelnet, 2004: 48-50). Exemple: زمین و آسمان دریای درد است/ نگردد غرقه هرکو مرد مرد است La terre et le ciel ne sont qu’océans de douleur; seul le saint des saints ne s’y noie pas. Dans l’exemple cité, nous avons affaire à une traduction littérale valable car bien que le champ lexical du mot «océan» soit légèrement différent de son équivalent persan daryâ, il est quand même synonyme dans ce contexte. Cependant, il y a une partie du sens qui se perd du fait de la traduction littérale: le mot «mer» ou «océan» en persan fait également référence à la question de la chute et de l’écrasement, littéralement de la «liquéfaction» face à la douleur et ce sens n’existe pas dans le mot «océan de douleur» dans l’équivalent français. De plus, il faut noter la mise au pluriel du mot «daryâ», dont le singulier/pluriel n’importe pas en langue persane dans ce contexte, et qui est un choix du traducteur. La transposition: notamment chassé-croisé et étoffement/dépouillement De nombreux exemples de transposition, en particulier nécessitée par les différences grammaticales, sont à voir dans cette traduction. Exemple: جوانی داشت دیرینه رفیقی/ رسیدش زخم سنگ منجنیقی Un jeune homme qui avait un vieil ami fut blessé par une pierre tombée d’un échafaudage. Ici, le pronom relatif «qui», que Attār n’a pas employé par nécessité poétique persan, est utilisé en transposition pour permettre une organisation syntaxique correcte en français. میان خاک و خون آغشته میگشت/ رسیده جان به لب سرگشته میگشت Couvert de sang et de poussière, il se débattait en proie à l’agonie et au désespoir. Le chassé-croisé: Plusieurs cas de transposition, notamment le chassé-croisé, sont à voir dans l’exemple ci-dessus. Le premier distique est ainsi entièrement un chassé-croisé marqué par «une double transposition qui met en jeu à la fois un changement de catégorie grammaticale et une permutation syntaxique des éléments sur lesquels est réparti le sémantisme» (Chuquet et Paillard, 2004: 13): میان خاک و خون آغشته میگشت = Couvert de sang et de poussière Dans cet exemple, ce qui en persan est une phrase entière, comprenant sujet, verbe et complément, devient en français une unité descriptive, qui n’est complétée que dans le second distique. L’étoffement: L’allongement du texte lors du processus de traduction paraît régulier. Or, ce «dépliement de ce qui, dans l’original, est "plié", […] peut bien être qualifié de "vide", et coexister avec diverses formes quantitatives d’appauvrissement.» (Berman, 1999: 56) Pourtant, de nombreux exemples d’allongements, c’est-à-dire d’étoffement ou d’amplification, transposition consistant à ajouter des syntagmes nominaux ou verbaux sont également à remarquer (Cf. Chuquet, Paillard, op.cit., 14). Exemple: دمی دو مانده بود از زندگانیش/ رفیقش در میان ناتوانیش Il ne lui restait plus que deux souffles de vie lorsque son ami, le trouvant au comble de l’impuissance, بدو گفتا بگو تا چونی آخر/ جوابش داد تو مجنونی آخر Lui demanda: «Comment te sens-tu?» Le jeune homme répondit: «Tu es vraiment un insensé; Dans les deux exemples cités, les mots soulignés n’existent pas dans le texte persan et ont été rajoutés à la traduction pour mieux transposer le sens. La modulation: «La modulation consiste à changer le point de vue, l’éclairage, soit pour contourner une difficulté, soit pour rendre la traduction plus compréhensible pour les locuteurs de la langue d’arrivée.» (Vinay et Darbelnet, op.cit, 51) La modulation de syntaxe signifie changer l’ordre des mots dans la phrase pour la rendre plus fluide dans la langue cible. La question de la modulation est importante à poser dans le texte que nous étudions, car elle n’est guère respectée. L’attention de l’auteur à la traduction mot à mot est si poussée que la syntaxe des phrases est parfois déformée. Il n’y a pas ou peu de modulation. Exemple: چنین نقل درست آمد در اخبار/ که هر روزی که صبح آید پدیدار میان چار رکن و هفت دائر/ شود هفتاد میغ از غیب ظاهر Il est rapporté dans les traditions authentiques que chaque jour, lorsque l’aube se lève, Il arrive au centre du monde et dans les sept cercles des cieux soixante-dix nuages venant de l’invisible. Dans l’exemple cité, alors que la phrase est normalement organisée et parfaitement compréhensible en persan, sa traduction française est marquée par une lourdeur qui rend sa compréhension difficile, ce qui est d’autant plus important que des notions directement liées à la civilisation islamique et iranienne sont mises en scène et que le passage pourrait être considéré comme doublement difficile à interpréter. L’équivalence: L’équivalence, qui consiste à rendre compte «de la même situation que l’original ou le texte source en ayant recours à une rédaction entièrement différente» (Vinay et Darbelnet, op.cit., 8), est un procédé extrêmement important dans la traduction littéraire et poétique. Cependant, encore une fois, il est presque entièrement ignoré dans cette traduction, ce qui fait que de nombreux distiques, en raison même d’une trop grande attention à la traduction littérale et à l’ignorance totale du procédé d’équivalence nécessaire, sont incompréhensibles alors même qu’ils sont syntaxiquement et lexicalement corrects et bien que les mots séparément aient un sens, le sens de la traduction française est alors perçu tout autrement que dans le texte source. Exemple: چو چندین جان فروشد هر زمانی/ کجا با دید آید نیم جانی عجب نبود که گم گردم بیکبار/ عجب باشد اگر آیم پدیدار Là où tant d’âmes s’enfoncent constamment, comment un mort-vivant peut-il rester visible à la surface ? Il n’y a pas lieu de s’étonner si je me perds pour toujours; l’étonnant serait que je demeure à la surface. Cette traduction est en même temps littérale et incompréhensible, hors de son contexte culturel et poétique. Pour le lecteur iranien, la mise côte à côte des notions «d’âme» et d’«océan» et de «noyade» réfère rapidement à un contexte poétique mystique, mais le lecteur francophone ne possède pas ce bagage. D’où les nombreux exemples où le sens ne peut être sauvé, car aucun procédé de traduction, ni même des notes explicatives n’ont été utilisés. L’adaptation: Finalement, il y a le procédé de l’adaptation que Berman considère comme l’un des «modes d’hypertextualité» (Berman, 1999: 37) dont il rejette et qui «intervient lorsque le contexte auquel se réfère le texte original n’existe pas dans la culture cible, l’objectif étant de réaliser une sorte d’équivalence de situations par-delà la divergence des mots culturellement marqués.» (Guidère, op.cit., 85-86). Bien qu’il faille préciser que certains théoriciens de la traduction ne considèrent pas l’adaptation comme un procédé de traduction, justement par qu’il n’est pas strictement linguistique et tient compte des particularités culturelles et sociales, c’est justement ce qui rend ce procédé éventuellement efficace dans la traduction d’un texte à dimension pédagogique tel que celui étudié. Cependant, de même que l’équivalence, ce procédé est entièrement ignoré. Ceci conduit à un alourdissement du sens dans de nombreux exemples. Exemple: مرا صد گونه اندوهست اینجا/ که هر یک مه زصد کوهست اینجا اگر من قصه اندوه گویم/ بر دریا و پیش کوه گویم شود چون سنگ که دریا ز اندوه/ چو دریا اشک گردد جمله کوه J’ai ici-bas cent chagrins, dont chacun est plus immense que cent montagnes. Si je racontais mes chagrins à la mer ou à la montagne, À force de douleur la mer deviendrait un rocher et la montagne un océan de larmes. Dans cet exemple cité, l’original en persan utilise des clichés et des tournures de langue non seulement courantes en poésie mais même dans la langue vernaculaire, tels que «montagne qui fond de douleur» ou «devenir pierre de douleur», mais pour un locuteur français, tant bien même que l’expression de la douleur serait logiquement compréhensible, sa sensibilité ne serait guère touchée par une représentation absente de sa culture. Conclusion Nous avons essayé de mettre en évidence les stratégies traductives adoptées par F. Rouhani dans sa traduction d’Attar qui lui permettent de franchir l’écart culturel et d’établir un pont entre deux systèmes culturels hétérogènes. Bien qu’elle offre un excellent exemple de traduction érudite et littérale au niveau du contenu, il n’en demeure pas moins qu’il semble exagéré de parler d’une «recréation» de l’œuvre. Si l’on accepte que «la traduction n’est pas une simple médiation» mais «un processus où se joue tout notre rapport avec l’Autre» (Berman, 2007: 287), la littéralité de la traduction de Rouhani diminue non seulement la qualité poétique du texte original, mais aussi réduit la signifiance soufie et confine l’enseignement mystique que le texte d’Attar comporte à un «exotisme» étranger au regard du lecteur français, pour qui l’étrangeté du texte, au niveau formel, représente un obstacle marquant nettement le début d’un territoire «étranger». Cette traduction est un exemple très juste d’«une épreuve de l’étranger», où l’expérience de la culture du texte source est intégralement à passer pour le lecteur. En effet, pour le lecteur français, la traduction française de l’Elāhi-nāme, avec tous ses aspects positifs et négatifs,demeure un texte à «apprivoiser» et à «interpréter». [1] Abdallah Al-Anṣari Al-Heravi, Abu Esmaʿil (1006-1089), juriste, historien, orateur, fut connu comme poète dès l’adolescence. Son Livre Divin contient ses prières et ses confidences à Dieu composées sous forme de prose poétique. [2] Notamment J.-P. Vinay et J. Darbelnet, dans leur Stylistique comparée du français et de l’anglais, où ils tentent de systématiser et synthétiser les procédés de la traduction dans une démarche «scientifique». | |||||
مراجع | |||||
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