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Les personnages de Julien Green, reflet du mythe personnel de leur auteur | ||
Revue des Études de la Langue Française | ||
مقاله 4، دوره 10، شماره 2 - شماره پیاپی 19، مهر 2018، صفحه 29-40 اصل مقاله (596.81 K) | ||
نوع مقاله: Original Article | ||
شناسه دیجیتال (DOI): 10.22108/relf.2018.107649.1043 | ||
نویسندگان | ||
Seyed Vahid HASHEMINIA؛ Roya RAZZAGHI* | ||
Islamic Azad University, Central Branch of Tehran | ||
چکیده | ||
L’univers romanesque de Julien Green, cet écrivain catholique de l’entre deux guerres est uniquement régi par une seule force: le mal sous toutes ses formes. Souffrant d’une sorte de malaise accablante, ses personnages qui se croient victimes d’un destin fatal et inchangeable se sentent poursuivis par une puissance invincible et s’y résignent. Il semble que la méthode bachelardienne basée sur le rêve et l’imagination est incapable de les délivrer du poids intense du mal qui les écrase. N’ayant aucune conception, ni du monde ni d’eux-mêmes, ils se contentent uniquement de changer d’espaces ou de s’en évader afin de goûter la quiétude et le bonheur momentané. Pliés finalement sous le poids de leur ennui intense, leur haine se déverse soit sur eux-mêmes soit sur autrui. Quels étaient donc les désirs enfouis et irréalisables de l’auteur qui l’ont poussés à créer des destins si tragiques pour ses personnages? Nous chercherons dans cet article, à l’aide du journal de l’auteur et par la méthode psychocritique de Charles Mauron d’accéder aux fantasmes et au mythe personnel de l’auteur. | ||
کلیدواژهها | ||
Mal؛ angoisse existentielle؛ mythe personnel؛ Julien Green؛ Charles Mauron | ||
اصل مقاله | ||
Introduction Si l’univers romanesque d’un écrivain est considéré comme révélateur de son être au monde, que dire de celui de Julien Green, cet écrivain catholique de l’entre deux guerres qui a créé des personnages écrasés sous le poids accablant d’une angoisse si intense qui les pousse vers des fins tragiques? Ennuyés, seuls et coupés du monde, frustrés de l’amour, n’établissant aucune communication avec autrui, les personnages greeniens envisagent leur lassitude telle une punition de Dieu, ou leur semble-t-il être enchainés par une force maléfique qui les pousse, malgré eux, vers un abîme. En pleine conscience du mal qui les ronge et maitrise leur sort, ils sont incapables de comprendre le sens de leur propre vie et cherchent la paix en dehors d’eux-mêmes. Dans cet article nous chercherons à savoir: Pourquoi l’univers romanesque d’un écrivain catholique est uniquement régi par le mal ? Ces personnages ne reflètent pas les fantasmes de leur auteur ? Cet objectif nous tente à déceler la personnalité inconsciente de l’auteur qui ne se réalisera que par une approche psychocritique de la méthode de Charles Mauron basée sur la recherche de métaphores obsédantes révélatrices d’une réalité intérieure: une représentation de désirs, de pulsions, de tabous qui éclairent inconsciemment l’obsessionnel, le passé et le mythe personnel de l’auteur. Pour ainsi dire, la méthode de Mauron qui «considère la psychocritique comme une science indispensable à connaître et à utiliser, mais non à guérir; elle utilise la psychanalyse pour relier une science à un art». (Mauron, 1964: 143) Nous essayerons tout d’abord de nous insinuer dans le cadre où vivent les personnages de Green afin de nous familiariser avec l’intensité de l’ennui, voire de l’angoisse qui les ronge et les laisse désarmés pour démontrer l’inefficacité de la méthode bachelardienne basée sur le rêve et l’imagination comme moyen de délivrance du mal aux cas de ces personnages. L’univers romanesque de Julien Green: un microcosme régi par l’angoisse existentielle Presque tous les romans de Green ont pour cadre un espace fermé où les membres mêmes d’une famille n’ont aucune communication entre eux. Adrienne Mesurat, le personnage d’un roman éponyme vit sous la dominance d’un père autoritaire et d’une sœur malade. Avant sa décision de s’élancer hors de la maison paternelle, elle avait essayé de réduire de plus en plus la communication avec son père et sa sœur. Angels Santa écrit :«Adrienne est enfermée par le père, mais elle s’enferme aussi de façon volontaire pour échapper à l’emprise des autres, elle s’enferme pour échapper à sa sœur, pour échapper au père, pour échapper …» (Santa, 1898: 114) Cet isolement volontaire l’enfonce davantage dans un gouffre pire encore, car la solitude qui est la caractéristique majeure des romans de Green est selon Noel Herpe: «la malédiction qui pèse sur le personnage principal» et est «bien moins celle du désir interdit que celle du silence, de l’opacité d’autrui et de la création.» (Herpe, 1994: 36) Dans Julien Green et l’inhumain, Francis-Régis Bastide écrit ainsi à propos de la jeune fille: «tu ne peux pas jouer ça» signifie: «tu ne peux continuer à vivre ainsi, à nous inquiéter, ta sœur et moi, en sortant la nuit, tu ne peux défaire cette vie immobile, sans dangers, que j’organise pour moi…». (Bastide, 1952: 4) Dans ce ‘tu ne peux pas jouer ça’, il y a beaucoup plus qu’une colère, il s’agit plutôt d’une sorte d’égocentrisme, de l’autorité paternelle ou plutôt l’impuissance du père à comprendre sa fille et sa terreur de la voir échapper, de souffrir à cause d’elle. Certes, l’absence de relation entre père-fille conduit la jeune fille vers la solitude. Il est évident que la première réaction vis-à-vis d’une telle situation accablante est celle de changement d’espace. Le désir de départ vers un espace réel ou imaginaire n’a cessé de tenter ceux qui se sentent mal à l’aise dans l’endroit où ils vivent. L’évasion est généralement synonyme d’arrachement à une vie antérieure jugée insupportable, la fin d’une période, le début d’une autre existence, les personnages greeniens s’ennuient et envisagent le cadre où ils mènent leur vie journalière comme cause première de leur étouffement. Évasion du cadre habituel Arrivée aux confins d’elle-même, Adrienne est à tel point sous l’empire d’un étouffement ravageur qu'il lui est impossible de se résigner à de telles situations. Sa première réaction est celle de s'élancer hors de cet espace infernal afin de respirer l’air et de goûter même, momentanément, la joie de la liberté. Hélas! La peur, l'anxiété, sont à tel point ancrées en elle que l'espace extérieur aussi ne lui procure aucun apaisement. Quand elle arrive à Dreux, la ville lui parait hostile: «Lorsqu’Adrienne eut descendu l’avenue de la gare et atteint la mairie, elle dut se glisser entre les voitures qui barraient la rue et encombraient tout un coin de la place.» (Green,1972: 434) Ou encore quand elle arrive dans un univers paysan, «Tous les trottoirs étaient occupés par des paysannes qui offraient leurs volailles à l’examen des passants, tandis que le centre de la place, malgré la boue et les mares d’eau brune que la terre saturée n’absorbait plus, était la proie de merciers et de marchands de légumes.» (Green, 1972: 434) Ces exemples, encombrés de signes montrent que l'espace extérieur n'est pas non plus, susceptible de lui procurer le bonheur espéré. L’auteur place son personnage dans une situation d’impasse. L'ailleurs qui tentait Adrienne en tant que délivrance s'avère vaincu. L'espace extérieur, à l'exemple du monde intérieur qui l'avait emprisonnée la décourage davantage ignorant que «L’Enfer, ce n’est plus les autres, mais le moi lui-même. Le narrateur reste convaincu que l’Enfer n’est pas un espace extérieur, mais qu’il est ‘en nous et que je promène le mien avec moi», écrit Helmut Pfeiffer. (Pfeiffer, 2009: 209) Angoissée, déséquilibrée sous la dominance du mal qui la ronge, ignorant que le mal est à l'intérieur d'elle-même, Adrienne cherche à tout prix sa libération. L'escalier, symbole de l'ascendance devient donc pour Adrienne le seul moyen de se débarrasser de la tutelle de son père en l'y précipitant. Green semble avoir inculqué dans la tête de ses personnages l’idée d’être sous l’empire d’un destin imbrisable et indomptable. Ils se considèrent comme victimes d’un sort régi d’avance par une force maléfique qui les pousse, malgré eux, vers une fin tragique et inévitable; ainsi se laissent-ils emportés. Dans Léviathan de Green, Mme Grosgeorges s'avoue vaincue devant l’indomptable force du destin: «Cette sensation d’être la proie d’une force capricieuse ne la quittait jamais : elle était le jouet de la volonté qui domine le monde et la liberté n’était qu’une moquerie.» (Green, 1972: 711) Une sorte de veulerie, de torpeur et du manque d'énergie à maîtriser leur sort pousse le personnage greenien à réagir d'une manière négative et à chercher donc la quiétude et l’apaisement, au moins, dans le rêve et la folie. Les romans de Julien Green donnent l'impression de l'impuissance quasi totale qu'éprouvent les personnages à communiquer avec autrui. Ils se sentent emmurés dans cette prison qu'est la demeure et tout ce qu'elle représente: conventions sociales, habitudes et objets banals, confort matériel. Ils ont certes la conscience de tout ce qu’ils ont sauf l'essentiel: l'amour. Il est normal que sous l’empire de cet étouffement l’homme, qui n’a pas trouvé le confort en hors de sa demeure habituelle, s’oriente vers d’autres issues afin de se divertir. La fenêtre qui apparaît comme un élément répétitif dans les romans de Green, est un moyen par lequel le personnage voit la situation d’autrui en opposition avec la sienne propre. Selon Édith Perry «La fenêtre devient l’écran sur lequel se projettent les désirs des rebelles et l’écran qui s’interpose entre le sujet et l’objet désiré.» (Perry, 2000: 424) Dans Adrienne Mesurat cet élément représente à la fois un espace ouvert sur l’évasion et fermé sur les désirs. L’image de la séquestration et de la liberté, les fenêtres doivent permettre une relation avec l’extérieur, tandis qu’Adrienne y voit l’amour entre les hommes et souffre de la frustration paternelle et maternelle qui lui manque. Quand elle regarde par la fenêtre Madame Legras qui agit en toute liberté, elle réalise sa situation prisonnière en appuyant sa tête contre la fenêtre, elle regrette «Cette indépendance dont jouissait sa voisine… Pouvoir prendre une voiture, faire ce qu’elle voulait.» (Green, 1972: 365) Ne pouvant plus se plier aux ordres de son père et à supporter l’ambiance morne de son cachot, elle s’évade. «Quelques minutes plus tard, elle redescendit en courant. Il lui était impossible de rester plus longtemps dans cette maison, elle y avait été trop malheureuse pour qu’elle pût supporter la vue de ces murs et de ces meubles et de tous les témoins de sa souffrance qui la lui rappelaient et la ravivaient sans cesse dans son cœur.» (Green, 1972: 424) La mise en application de la méthode bachelardienne comme moyen de délivrance Dans la vie imaginaire, l’homme échappe aux cadres déterminés de l’espace et du temps et essaie de se libérer des contraintes qui s’imposent à sa vie journalière. C’est en quelque sorte une compensation. La vie imaginaire, en d'autres termes, la seconde vie peut être une échappatoire même provisoire. L’imagination est donc le moyen de transformer la vie réelle, de la déformer ou la former comme on la désire. Bachelard avait déjà exprimé l’essence véritable de l’imagination en notant qu’elle n’est pas seulement la faculté de former des images de la réalité, mais celle de les déformer. On ne saurait donc la suspecter de trahir la vie réelle en venant la doubler et la concurrencer. Son rôle n’est pas là. «Comment prévoir sans imaginer?» s’interroge Bachelard. (Bachelard, 1957: 26) La vie imaginaire a pour but de nous faire «vivre l’invécu», a dit Bachelard à propos de la rêverie poétique, et «L’artiste ne crée pas comme il vit, il vit comme il crée.» a-t-il ajouté. (Bachelard,1957: 24) Bachelard déclare dans les derniers paragraphes du dixième chapitre de La poétique de la rêverie, des «différentes rêveries d'évasion qui partent des images privilégiées du feu, de l'eau, de l'air, des vents et du vol. Nous avons profité d'images qui d'elles-mêmes se dilatent, se propagent jusqu'à devenir des images du Monde.» (Bachelard,1957: 218) Pour Bachelard, parcourir les souvenirs d’enfance peut être le meilleur moyen d’échappement à des mauvaises situations de la vie. Ces souvenirs prenant forme à la maison d’enfance, telle un berceau, nous sauvegarde et nous soutient face aux aléas de la vie. «La maison est un corps d’images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité. Sans cesse on réimagine sa réalité : distinguer toutes ces images serait dire l’âme de la maison; ce serait développer une véritable psychologie de la maison.» (Bachelard,1957: 26) Le rêve lui est un moyen de sortir de ce monde cruel, un moyen d’évasion des mauvaises situations de la vie, un moyen de fuir des tentations de ce monde ainsi que de ses tensions. «Quand on rêve à la maison natale, dans l'extrême profondeur de la rêverie, on participe à cette chaleur première, à cette matière bien tempérée du paradis matériel.» (Bachelard,1981: 35) Contrairement à ce qu'a dit Bachelard, Julien Green fait vivre ses personnages si intensément sous la domination d’une force maléfique qu’ils sont incapables de transformer leur vie réelle par leur imagination. Green les fait évoluer dans un monde où leur souffrance nous sera révélée à chaque moment de plus en plus intense. C’est ainsi que dans ses œuvres, la maison apparaît comme le reflet des souvenirs malheureux de leur vie passée, elle devient, ainsi, la véritable image réduite d’un monde plein de forces souvent néfastes. Ses antihéros ayant horreur de telles maisons ne veulent pas revivre leurs souvenirs d’enfance, ils ont plutôt besoin de s’en échapper constamment. Contrairement à l’évocation des demeures de son existence comme des lieux de bonheur que définit Bachelard dans sa Poétique de l’espace, l’univers fictionnel de Green est dépourvu d’espaces heureux. Pour fuir l’atmosphère malsaine de la maison, Adrienne fait ses valises et se rend à la gare. «Cela fait, elle se mit à se promener dans la salle d’attente et sur le quai de la gare, tout entière aux projets qu’elle roulait dans sa tête. Une soudaine animation s’emparait d’elle et, lorsqu’elle se savait toute seule, elle prononçait tout haut des phrases qu’elle n’achevait pas et que l’on eût crues adressées à une personne faible et veule qu’il fallait encourager et bousculer un peu. Allons, disait-elle à mi-voix, allons vite. (Et elle regardait autour d’elle furtivement.) Il faut en finir. Je ne reste plus ici, je ne peux plus… Elle craignit d’avoir dit ces derniers mots un peu trop fort et toussa, mais il n’y avait personne assez près d’elle pour l’entendre. Alors elle eut une sorte de rire qu’elle étouffa dans son mouchoir. Presque au même moment, le train parut. […] Lorsqu’elle fut assise sur la banquette de drap bleu et qu’elle se sentit emportée lentement d’abord, puis de plus en plus vite, elle eut une envie de se lever et de chanter.» (Green,1972: 424) Elle se livre à des pensées bouillonnantes et désordonnées: de fait, Adrienne rit toute seule, a envie de chanter et de danser et réussit difficilement à adopter une conduite qui n’attirera pas l’attention des autres passagers. Sa conscience est donc en pleine dissociation : elle est à quelques pas de la folie. Diverses tentatives d’évasion Évasion dans la folie Dans Adrienne Mesurat, le thème de la folie est abordé avec le plus de précision. Nous voyons la folie naître, se développer et noyer toute la personnalité d’Adrienne. Cela commence par un malaise, un désir de s'élancer dans le vide. Green observe: «un malaise s'emparait d'elle dans les dernières secondes de cette attente. Il lui semblait que le ciel devenait tout noir et que le toit d'ardoise du pavillon se détachait en blanc sur ce fond tout à coup obscurci.» (Green,1972: 48) Pour se libérer de sa vie sans joie, Adrienne chantonne; elle oscille entre l'agitation et la torpeur. Green nous la décrit ainsi: «Elle marcha sur la route dans un sens, puis dans un autre, les mains derrière le dos et les yeux à terre et se remit à chantonner un air à mi-voix.» (Green,1972: 53) Puis, quand elle se regarde dans la glace, elle voit une seconde image d'elle qui monte au-dessus de la première, symbole clair du moi qu'elle cherche à fuir et à transcender. Une idée fixe s’empare de son âme. Elle croit que c’est de l'amour. Enfin, elle commet le crime dans un état second: — elle pousse son père dans l'escalier et quand elle s'enferme dans sa chambre, aussitôt après, un bourdonnement continu l'empêche de dormir; il devient un mugissement sourd. La panique monte; pour l'exorciser, elle veut appeler: «Jésus Marie Joseph» comme une de ses camarades d'enfance le lui avait appris, mais elle ne peut que crier. En oscillation entre Dieu et Satan, elle s’oriente vers le second. Le Dieu miséricordieux est absent dans l’univers greenien.Autour d’elle pèse le silence de l'aube. Soudain, parmi toutes ses craintes, la vérité l'éclaire sur son état mental: «Elle allait devenir folle.» (Green,1972: 217) Après le crime, les vertiges, les évanouissements se précipitent; une voisine se rend compte que son regard était vide, que ses prunelles ne voyaient plus rien. Tout cela vient aboutir à la promenade sur la route, au monologue véhément où tous ses désirs frustrés, toutes ses angoisses apparaissent à la surface sans qu’elle essaie de les anéantir. L'auteur précise: «elle agitait les bras dans tous les sens et marchait de plus en plus vite. La fureur avait fait place à une gaieté subite et elle riait à présent d'un rire profond et sinistre.» (Green, 1972: 441) Et à la fin du roman, nous assistons à la désagrégation de sa personnalité. Green conclut: «Elle ne put donner ni son nom ni son adresse. Elle ne se rappelait plus rien.» (Green, 1972: 443) Avec une précision de détails minutieuses, Green avait brossé le tableau de la folie, d’une réalité fantastique redoutable entre toutes. Chez Adrienne, elle était née de la solitude et de l'incompréhension. Pour n’avoir su briser la prison de son isolement, Adrienne s'était dédoublée jusqu'au naufrage du moi. La peinture de ce naufrage est rendue plus vive et plus saisissante par l'esquisse d'un arbre à la tête noire qui tremble tour à tour dans la brise du soir ou du matin, dans le ciel bleu ou sous la pluie et qui ponctue les principaux épisodes du roman. Dans Mont-Cinère, Emily perd tout contrôle sur elle-même, elle semble être dans un abandon de son identité annonce dit son progressif acheminement vers la folie. Des épisodes de manie et de mélancolie s’alternent dans ce passage et finissent par dépeindre un personnage qui perd peu à peu pied sur tout: «Parfois encore, elle chantonnait en jetant les yeux autour d’elle avec une expression d’inquiétude, puis tout d’un coup, elle se laissait tomber dans un fauteuil et sanglotait, ou bien, se précipitant sur le lit de sa grand-mère, elle s’y roulait avec de petits cris et des éclats de rire, la tête enfouie dans l’oreiller que d’ordinaire elle ne pouvait toucher sans un dégoût horrible et le sentiment d’une souillure innommable.» (Green,1972: 226) Tout au long du roman d’Adrienne Mesurat le lecteur remarque la complaisance d’Adrienne pour la langueur, la mélancolie, la passivité et la vie dans les souvenirs, ce qui la pousse à se replier sur elle-même et à capituler, à bout de forces. Cette attitude est bien l’annonce de la folie qui la prend. Dans la folie des personnages, les symptômes de l’ennui sont exacerbés pour devenir purement pathologiques. Peut-être faut-il également considérer leur folie comme l’indice d’une fuite hors d’une personnalité bien trop rationnelle qui ne leur a apporté que son lot de souffrances et d’insatisfactions. Parfois même, leur folie est annoncée par leur propension à la rêverie, qui témoigne de leur besoin de fuir hors du monde mais aussi d’eux-mêmes. Dès lors, la folie représente une réelle délivrance, parce qu’elle est une échappatoire hors de leur personnalité: «ils sont perpétuellement hors d’eux-mêmes.» (Raclot, 1997: 397) Évasion dans la mort: le meurtre ou le suicide Dans Le voyageur sur la terre, son double poursuit Daniel O'Donnovan dans sa vie éveillée et dans son sommeil. Il l’appelle Paul et prend note de ses visites et des conversations qu'ils ont ensemble. Cette face obscure de lui-même le pousse au suicide dans un éclairage mystique et un spectateur le commente ainsi: «Daniel courait à sa perte ou à sa délivrance sans qu'aucune puissance terrestre pût le détourner de son but.» (Green,1972: 99) Au terme de cet examen, nous voici arrivés à la réalité fantastique de la mort: la plus puissante et inévitable, celle dont Green reconnaît qu'elle est la plus constante de ses hantises. L’absence de Dieu, le manque d’un idéal auquel l’homme pourrait se livrer corps et âme doivent être pris en considération dans presque toute l’œuvre romanesque de Green. Incapables d’accepter l’absence de l’absolu, de se confronter à cet abandon, les démoniaques chez Bernanos, Mauriac et Green se livrent au mal. Chez les personnages greeniens, le meurtre est bien un dernier sursaut dans leur désir de révolte contre une vie qui les a accablés: étouffés, agressifs et hors d’eux-mêmes, ils ne savent comment réagir. Ils se voient contraints soit de tuer soit de se suicider. Pour réaliser enfin son désir d'évasion resté jusque-là évanoui, Adrienne doit absolument faire quelque chose, et cette-fois ci ce désir exacerbé de sortir d’une insupportable situation la pousse au meurtre, le meurtre de son père. «Elle regarda et ne vit rien. La lumière tombait mal. Elle tendit la lampe presque à bout de bras et vit un corps au bas de l’escalier. Son poing tremblait. Il y a une manière d’être couché à terre, d’être immobile qui ne peut tromper, qui ne ressemble en rien au sommeil ou à la syncope ; la mort ne se contrefait pas. Elle distingua la tête dans une tache sombre, puis les bras étendus n’importe comment au-dessus du crâne et les jambes pliées; les deux pieds étaient couchés parallèlement sur la dernière marche. Elle retira son bras et la vision disparut.» (Green,1972: 392-393) Par le meurtre de son père, Adrienne tue l’objet de l’irréalisation de ses désirs. Ce transfert sur son père s’explique par un complexe d’Oedipe négatif: elle désire la mère et tue le père. En effet, le désir de la mère transparaît à travers son «amitié particulière» pour Mme Legras; le père fait l’expérience de l’amour mêlé de haine qu’elle éprouve pour le docteur. Par ce meurtre, elle annihile celui qui l’attriste sans le savoir, et les passages où elle reproche au docteur son indifférence et sa tristesse en sont la preuve. En poussant son père dans l’escalier, elle rejette, instinctivement, tous les objets de sa souffrance, d’où son statut de coupable innocente, comme beaucoup de personnages greeniens. Autrement dit, la victime est coupable et le coupable est victime. C’est en effet dans un état hors d’elle-même qu’elle accomplit le parricide, presque sans en prendre conscience. Si elle pense un moment au suicide, c’est finalement le meurtre du père qu’elle accomplit dans le même lieu. - Monte à ta chambre, commanda-t-il. «[…] Dans cette maison où l’architecte avait voulu tirer tout le parti possible d’un petit espace, l’escalier était assez raide, ce qui rendait la montée désagréable. Adrienne s’arrêta à mi-chemin et s’appuya à la rampe. Il lui sembla que ses genoux allaient tout d’un coup plier sous elle, et elle se demanda si une chute jusque sur le marbre du corridor suffirait pour la tuer. Pas assez haut», pensa-t-elle. (Green,1972: 386) Dans Le Mauvais Lieu, Lina est attirée par le néant, qui semble l’image d’une part de l'innocence de la fillette qui pervertit tous les adultes, et d’autre part l’image de leur désir de fuite dans un ailleurs ou un au-delà de ce monde bien trop matériel. Aussi, Louise semble irrémédiablement attirée par ce néant. Elle déclare à Lina, apeurée par les tentatives des possessions de son oncle :«s’il revient me chercher, je me sauverai, je me sauverai par la fenêtre, je sauterai, Lina»? se demande-t-elle. (Green,1977: 398) La mort est alors une fuite, un voyage hors du monde, comme le suggère la disparition de Louise dans la neige. Ce voyage est aussi effectué par Élisabeth à la fin du roman choisit comme sa mère, le suicide. «Au bout de quelques minutes, Élisabeth se leva et, s’aidant d’une chaise, elle monta sur le rebord de la fenêtre. Les yeux fermés, elle se tint debout, face au ciel et respira longuement l’air humide qui lui apportait toutes les senteurs des bois et de la terre. Ses tempes battaient ; elle eut peur de tomber et se retint aux contrevents, mais le gouffre l’appelait, car elle appartenait au gouffre depuis le jour où, pour la première fois, elle s’était penchée au-dessus des roches couleur de sang, et maintenant, de sa grande voix silencieuse, il lui parlait déjà le langage secret que seuls comprennent les morts. Tout à coup, Élisabeth se figura que la maison s’inclinait en avant comme pour la secouer de ses murs. L’enfant plia les genoux et lâcha prise.» (Green,1973: 617) Là encore, le néant exerce sa fascination sur le personnage, indiquant chez lui un désir d’ailleurs qui confirme son incapacité à vivre dans le monde matériel dans lequel il étouffe. Affligés par des souffrances et des insatisfactions, la mort apparaît pour les antihéros greeniens comme une véritable délivrance, qui mettra finalement un terme à leurs maux. Les causes de l'impossibilité d'évasion chez les personnages greeniens en correspondance avec le mythe personnel de leur auteur L’impression dégagée après la lecture des romans de Green est celle d'un microcosme romanesque quasi clos. La création d'un univers romanesque bizarre et sombre où toutes issues sont fermées vers la quiétude de la part d'un écrivain catholique, tel Green nous pousse à déceler le moi profond de l'auteur et à trouver, à travers son journal, ses propres complexes qu'il a prêtés à ses personnages. Les personnages greeniens ont tous le désir d’évasion vers un lointain où ils puissent se délivrer des souffrances de la vie. Fermant toutes les portes sur ses personnages, ces derniers font des révoltes à leur manière. Cette révolte peut prendre la forme d’une contemplation des fleurs ou bien la respiration de l’air frais dans la nuit, comme ce que fait Hedwige le malfaiteur. Elle n’aime pas aller vers les autres et ne peut s’affronter à la réalité. Étant responsable de sa séquestration, l’impossibilité d’évasion lui fait prendre conscience de sa misère, mais elle ne peut trouver aucun remède contre sa misère. Par sa révolte, elle fait une recherche de soi : recherche d’une raison de vivre et enfin un appel à Dieu. Les personnages greeniens n’agissent guère, mais s’ils le font cela sera une révolte contre eux-mêmes. Adrienne Mesurat en est un bon exemple. «Elle ne se levait pas, elle éprouvait un sentiment agréable à s’abandonner à son sort, à ne plus lutter, à laisser les choses agir d’elles-mêmes. Il y avait si longtemps qu’elle s’efforçait d’être heureuse, maintenant elle n’essaierait plus, elle vivrait au jour le jour, courbant la tête sous les colères du vieux Mesurat.» (Green,1972: 444) Comme nous voyons, Adrienne éprouve «l’horreur de ne pouvoir faire un mouvement, d’être retenue par une force invisible entre ce fauteuil et cette table.» (Green,1972: 322) À l’exemple de son auteur, elle n’arrive pas à s’accepter et elle est souvent en révolte contre elle-même. Comme les autres personnages greeniens, Adrienne est incapable de communiquer avec les autres. Selon la loi de son père, elle devait demeurer à l’abri dans sa geôle, mais après la mort du père, elle y retourne et effectue des gestes familiers pour se montrer que tout est comme avant et rien n’est arrivé. Elle reprend sa vie monotone afin d'oublier le meurtre qu'elle a commis. Cependant après le meurtre, elle ne retrouve pas sa liberté et s'enfonce davantage dans son ennui car cette monotonie ne rend que plus intense son ennui. Chez les personnages greeniens, toute tentative d’évasion reste infructueuse : ils ne savent pas comment échapper à eux-mêmes, comment entrevoir une possibilité du bonheur et comment se débarrasser de leur ennui intérieur. Mais si ces personnages ennuyés tentent de fuir hors d’eux-mêmes, c’est qu’ils doivent s’ouvrir aux autres, mais ils en ont peur. Le désir d’évasion de la vie monotone, de ce monde insupportable leur est impossible. En tant que but de voyage, ils sont à la recherche d’un remède à leur solitude, à leur ennui, ainsi qu’à toute insatisfaction dans leur vie cruelle, mais ils n’arrivent pas à s’en défaire. Ils se croient sous la domination d’un pouvoir satanique qui règne partout et sur eux, devant lequel ils se sentent faibles.
A la recherche des fantasmes et du mythe personnel de l’auteur L'univers romanesque de Green avec des personnages velléitaires qui se laissent écraser sous le poids d'un destin, jugé injuste par eux, nous tente à nous référer à la méthode psychocritique de Charles Mauron qui considérait l'œuvre littéraire comme la projection d'un conflit psychique inconscient. Ce conflit qu'il ne faut pas confondre avec l'intrigue, se répétait chez Green d'une œuvre à l'autre sans grande modification. Au centre de ce conflit nous pouvons repérer une figure qui incarne le "moi" et qui se trouve aux prises avec divers autres figures fascinantes ou menaçantes, bénéfiques ou dangereuses Selon qu'elles évoquent des réalités psychiques plus positives ou plus refoulées. D'après Charles Mauron, le personnage qui représente le moi est celui qui est: «Relié à tous les autres par une relation directe. Le personnage parlant a une relation intime avec les autres personnages. Si nous considérons que le moi créateur révèle l'être intime de l'auteur, ce dernier met chaque partie de son être dans un de ses personnages. C'est à lui que les questions sont posées et les solutions offertes. Il oriente habituellement le dénouement, c'est en quelque sorte un centre de gravité.» (Mauron, 1969: 35) Dans ce conflit de forces psychiques, il arrive que le moi doive affronter une figure qui vient lui rappeler tout ce que, par un mécanisme de défense, il a voulu rejeter hors de soi, méconnaitre rendre étranger. Cela arrive même dans notre vie quand quelque chose nous parait intéressant ou déplaisant, nous les rejetons dans notre inconscient. Lors de l'écriture, ces refoulements, ces fantasmes ou bien ces mythes personnels apparaissent et surgissent à la surface de la conscience. «Cette figure on l'appelle un double parce qu'elle fait voir au "moi" une partie de moi-même qui m’avait déjà été familière et que le refoulement à rendu autre.» (Freud, 1971: 194) Le récit des personnages greeniens est le sien propre, il n’arrive pas à se connaitre. Il se demandait qui suis-je? Ses journaux intimes nous orientent vers l’obscurité de son âme afin de comprendre le conflit entre son moi de ses désirs et celui de son empêchement de se satisfaire. Si son âme est attirée par le spirituel, les interdictions attirent son corps, car il doit choisir entre Dieu ou Satan. Le premier lui donne le plaisir spirituel alors que le deuxième, celui du corps, mais il en veut tous les deux, certainement un plaisir du corps sans commettre du péché, ce qui lui est impossible et le pousse à fuir. Il avoue que les caractéristiques de tous ses personnages sont réunies en lui-même, ce que Charles Mauron rappelle le mythe personnel. Il tente d’établir dans ses personnages l’impossibilité d’évasion de leur lassitude et de montrer l’absence d’évasion hors de nous-mêmes. L’œuvre de Green est révélatrice du combat latent engagé à l’intérieur de l’homme par les forces des ténèbres. À la suite d’une crise religieuse deux thèmes clefs dominent l’univers romanesque de Green: le drame de la foi et celui de la chair: la chair désire et l’esprit interdit. A la solitude et à la souffrance qui se déclenche de ce désaccord s’ajoute chez l’auteur (et chez certains de ses personnages comme le Jean malfaiteur) l’homosexualité qui est considéré comme péché par la famille, la société et la morale. Contrairement à Sartre, à Malraux ou à Bernanos, Julien Green n’invitent pas à l’action mais il est le témoin de l’angoisse contemporain. Le monde de Green est celui de l’homme moderne, étranger dans une "situation" incompréhensible; un "voyageur" solitaire en lutte contre sa condition d’homme. Dans son journal, Green avoue: «je crois que tous mes livres si loin qu’ils puissent paraître de la religiosité ordinaire et reçue, n’en sont pas moins religieux dans leur essence. L’angoisse et la solitude des personnages se réduisent presque à ce que je crois avoir appelé l’effroi d’être au monde sous toutes ses forment.» (Green,1949: 207) Le journal intime de Green nous met en présence d’un écrivain qui avoue: «si je ne mettais pas cette folie dans mes livres, qui sait si elle ne s’installerait pas dans ma vie. Ce sont peut-être mes livres qui m’ont permis de conserver un semblant d’équilibre.» (Green, 1933: 83) Cette lutte entre les deux tendances de son être revient constamment dans son journal: «triste d’avoir à lutter sans cesse contre soi-même, on dirait que nous n’avons reçu un corps que pour le vaincre» (Green,1933: 178) Dans ce dualisme qui se trouve chez Green, l’influence de sa mère est indéniable. Elle l’a marqué par sa foi: «si tu devais commettre une mauvaise action, j’aimerais mieux te voir mort. Tu entends: une mort à mes pieds» et un soir croyant son fils se toucher elle revient en brandissant des ciseaux avec lesquels elle le menace de lui couper sa virilité. Voilà à quel point Green oscillait toujours entre deux pôles: les plaisirs du corps et les interdits de la religion. Conclusion Les romans de Green nous le font connaitre tel qu’il est tandis qu’à travers son journal, nous découvrons un Green tel qu’il voudrait être. Ainsi l’œuvre de Green est un témoignage et un appel métaphysique. Le monde où vivent ses personnages est un monde hostile, tragique et ils veulent jeter leur pensée de l’autre côté de l’existence. Ils ne se connaissent pas, comme ils méconnaissent aussi le monde, et par là leur existence leur apparaît un désert de solitude. Pour Green comme pour Pascal, l’homme en dehors de la foi se sent angoissé, il est fait pour l’infini mais ne sait pas pourquoi il est immergé dans le fin et happé par le temps. Le fait de créer des personnages qui se sentaient damnés et incapables de trouver la quiétude reflètent les propres fantasmes de leur auteur qui n’a jamais pu s’incliner totalement ni vers la religion ni les concupiscences du corps. Le dilemme devant lequel se trouve Green sans pouvoir le dépasser est reflété devant ses personnages qui désespérés, s’orientent vers des fins tragiques. La situation accablante dans laquelle vivent désespérément les personnages greeniens reflète les fantasmes de leur auteur qui chercher à prouver son équilibre et à concilier son drame spirituel avec ses pulsions abhorrées par les lois morales. Miroir de l’être intime de leur auteur, les personnages greeniens reflètent le déchirement de ce dernier entre ses aspirations religieuses et son homosexualité. Green ne peut pas s’affranchir de manière définitive de ces deux appels, il ne cessera de vaciller entre les deux forces contradictoires. Il est intensément charnel et profondément religieux. | ||
مراجع | ||
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